Prologue
Rien de tel que le froid métal d'une lame dans le ventre pour vous remettre les idées en place.
La douleur parcourt le corps de Mujina avec la même célérité qui guide ses pas. Il ne peut se permettre une halte, ni même penser à freiner sa course. L'enjeu est bien trop important, et retirer l'acier fiché dans son dos parait un luxe inutile.
Il sait que la mort le cueillera ce soir, et marquera la fin de sa mission.
Les corbeaux se rapprochent tranquillement, observant leur repas avec avidité. Non loin sonne un cor de chasse, suivi de près par les hurlements de la meute. Le manteau de la nuit ne protègera pas le messager, trahi par son odeur. Qu'importe. Ses forces l'abandonnent maintenant. Son regard se trouble sous un voile de fatigue et il sent qu'un poison de peur s'est incrusté dans son être. Mais jamais il ne sera pris par ces monstres. Jamais il ne laissera son âme en offrande ! D'un geste droit, il sort son wakisashi de son fourreau et prépare son dernier coup d'éclat.
Les chiens précèdent les hommes, aboyant leur haine au visage de leur défunte cible. Ils n'attendent que l'arrivée de leur maître, et la récompense souveraine qui suit chaque battue. Leur patience ne fut pas mise à l'épreuve car le maître chien, ainsi que son despote, arrivent avec célérité. L'enjeu ést trop important, et le cadavre qui leur fait face n'a qu'un semblant de victoire. Le vassal fouille le corps, et récupère l'objet ; la hantîse de son seigneur. Un fouet claque dans l'air, et la meute file vers le sanctuaire. Tout semble enfin reglé.
Dans la rivière flotte une sphère scellée, protégée par l'élégant mariage du courant et de l'obscurité :
une lettre contenue, ignorée par des corbeaux bientôt repus.
IAikagi
Aikagi vérifie une dernière fois le contenu de son sac de toile, maintenant éparpillé sur son lit. Il serait pénible de manquer de ressources lors du périple prochain. Aussi, le jeune homme au crâné rasé avait toujours préféré les bienfaits de la prudence raisonnable aux hasards de l'insouciance. Malgré son jeune âge, les anciens s'accordent à dire que son esprit n'a d'égal que sa force : un guerrier accompli. Quelques heures plus tôt, Kune lui avait confié un message d'une importance capitale. Un contact de l'ordre avait collecté des informations des plus inquiétantes, et un plan avait été décidé : une stratégie à double tranchant.
Aikagi devait maintenant s'occuper de sa part du travail : réunir à Yashigiri le plus de personnes capables possible. Un soupir mélancolique s'échappe de sa bouche. La mission lui parait indigne de ses compétences, lui qui est capable des plus grands stratagèmes et des plus grands faits d'armes devrait se cantonner au rôle de rabatteur.
"Mais le jeu en vaut la chandelle, pense-t'il. Je vais réunir de puissants adversaires, non, les plus puissants adversaires que je trouverai ! Le pays entier reconnaîtra alors le fruit de mon entrainement, et j'accéderai aux plus hauts grades de l'ordre !"
S'écoutant ainsi réfléchir, Aikagi se resaisit. Il ne faut pas que ses désirs obscurcissent son jugement. Serein, il allume un bâton d'encens et le place sur l'autel qui trône au centre de sa chambre. Il psalmodie un chant de temps oubliés tout en joignant ses mains en signe de respect. Sans plus de cérémonie, il se retourne, rassemble ses effets et se dirige vers la porte. Le couloir est désert. C'est l'heure du repas pour les autres. D'un pas calculé, il se décide à rejoindre le grand hall et la sortie du temple. Dans la pièce aux immenses colonnes se dessinnent deux silouhettes familière au jeune homme. Il sourit.
"Hoy Aikagi, j'espère que tu ne comptais pas partir sans nous dire au revoir, l'interpelle Kune."
Son visage angélique contrastait avec le regard assassin qu'elle faisait mine de lui lancer. Derrière elle Hiketsu se cachait dans les pans de son kimono. La jeune fille n'était pourtant pas timide, mais le départ de son ami perturbait ses habitudes enfantines.
"Loin de moi cette idée, rétorque-t'il. Il était bien entendu de mon devoir de saluer les deux plus belles femmes de ces lieux.
- Comment, s'offuque Kune ? Ton compliment sonne faux en l'absence d'une quelconque concurrence féminine dans le temple ! N'essaye pas de jouer avec mes nerfs Aikagi !
- Dis grand-frère... Est-ce que tu es vraiment obligé de partir ? Je ne veux pas rester seule avec Kune...
- Ho, vous avez décidé de me faire tourner en bourrique tous les deux, peste l'aînée du groupe ! Ceci-dit Hiketsu a raison : pour combien de temps nous laisses-tu ?
- C'est l'affaire de quelques mois, je le crains. Mais c'est un sevice que je ne peux refuser.
- Je vois, opina-Kune.
- Grand-frère... Si tu pars longtemps je voudrais que tu prennes ceci avec toi. C'est une amulette magique ! Elle te protègera, j'en suis sûr !
- C'est gentil de ta part Hitsuke, mais je sais très bien me défendre tout seul et..."
Devant les larmes commençant à prendre forme dans les yeux de sa soeur, Aikagi la laisse lui enfiler le fétiche autour du coup. Sans rien dire il dépose un baiser sur le front de deux jeunes filles, en guise d'au revoir.
Parfois, certains instants ne nécessitent pas de mots, ni même de son pour exprimer ce que les Hommes ressentent. Il se retourne donc et se dirige vers la sortie, quittant cette place pour une autre où commencerait sa mission. En franchissant le seuil du temple, il prend la direction du port.
On dit que les monstres les plus effrayants peuplent les abysses, juste sous la coque des bateaux. Les moines eux disent que les plus effrayants sont tapis dans nos coeurs, et ne demandent qu'à se réveiller. Aikagi sentait le sien battre d'excitation à l'approche de sa première cible. Le lion rouge de Tasatsu devait absolument se joindre à lui.
